Excentrique, décalé, surprenant: les adjectifs ne manquent pas pour qualifier l’artiste biennois Cee-Roo, tout juste trentenaire. A l’affiche dans plusieurs cinémas suisses, son spectacle, à mi-chemin entre un ciné-concert et une pièce de théâtre, transforme les sons du quotidien en mélodie.
Dans les profondeurs des océans, le silence des abîmes règne. Plongé dans l’obscurité, le spectateur remonte lentement à la surface bercé par le cri lointain des baleines et le clapotis des vagues. Une fois qu’il est sur la terre ferme, les bruits de la nature sont peu à peu grignotés par la cacophonie des hommes. Les sons organiques deviennent mécaniques. Cee-Roo, installé dans un coin dos à l’écran, soigne sa mise en scène. Durant 75 minutes, il livre sa partition, enchaînant des séquences avec un montage faisant la part belle aux compositions sonores et visuelles.
Cee-Roo, de son vrai nom Cyril Käppeli, débute sa carrière d’artiste à 18 ans en même temps que ses études à l’EIKON, l’Ecole professionnelle en arts appliqués de Fribourg. Pour son premier clip, il décide de se déguiser au cas où la vidéo serait un flop. Manque de chance, c’est un carton. Vieux pull et bonnet aux motifs hasardeux, lunettes de soleil et pipe au bec vont devenir sa marque de fabrique.
Une forte dose d’autodérision et d’absurdité complète le personnage au fil des vidéos. Dès 2012, il commence à faire parler de lui avec Memories, un album et 12 classiques du 20e siècle: Frank Sinatra, Nina Simone ou John Lennon sont revisités à la sauce Cee-Roo, mélange de groove, de funk et d’électro. Cette admiration, on la retrouve dans son nouveau spectacle avec un vibrant hommage au milieu du spectacle. Un interlude avant de repartir vers sa mission principale: explorer le monde à l’aide de ses yeux autant que de ses oreilles.
Images frappantes
«Cette idée de spectacle a émergé il y a plusieurs années et s’est renforcée après des voyages au Sri Lanka, au Kenya et au Sénégal. Il y a trois ans, j’ai intégré l’équipe de 26 minutes puis de 120 minutes sur la RTS avec le concept de World Music. Je sélectionne les images d’actualité frappantes du mois pour en faire des compilations rythmées et dynamiques de deux minutes», explique Cee-Roo à la fin d’une répétition générale début mars au cinéma Rex dans sa ville natale de Bienne. Mais entre la réalisation d’une courte vidéo et la conception d’un spectacle face au public, l’attente est au rendez-vous. La pression également. L’artiste prend le large et peaufine son projet durant six mois dans en résidence à Bruxelles. Lauréat d’une bourse de séjour attribuée par le canton de Berne, il profite de la créativité d’une scène bruxelloise en pleine effervescence.
«J’ai pu compter sur l’aide de réalisateurs, amateurs ou professionnels, qui m’ont offert des plans filmés à travers le globe. Dès le départ, mon ambition était de présenter notre planète et les êtres qui la peuplent sous toutes ses formes. En plus de ma banque de données, j’ai fait un gros travail de sélection pour puiser des extraits marquants. Il a fallu ensuite trouver des enchaînements de sons et faire un montage ayant du sens», détaille l’artiste biennois lors d’une série de questions-réponses avec son public.
Tumulte des sociétés
Si la scène d’ouverture a des airs de 2001, l’Odyssée de l’espace, chef-d’œuvre de Stanley Kubrick, le spectateur comprend rapidement qu’il n’a pas affaire à un film, mais bien à une performance artistique. Devant l’immensité, la complexité et la fragilité de ce monde totalement vierge, le rythme s’emballe lorsque l’artiste apparaît pour faire face au public. Muni d’un équipement électronique, il introduit l’élément déclencheur et ô combien déterminant de sa trame narrative: l’arrivée fracassante des êtres humains. Il puise dans le tumulte des sociétés modernes. L’écran est divisé en dix cases offrant dix représentations du monde. En appuyant sur les touches d’un clavier il active des extraits de journal télévisé, des discours de dirigeants politiques ou des bruits du quotidien. A lui de trouver la bonne combinaison pour créer l’enchaînement adéquat.
S’il assure ne pas avoir voulu «prendre parti et laisser libre cours au spectateur pour se faire sa propre impression», on saisit toute la critique de ces figures politiques perchées sur leurs pupitres. Dans la séquence qui leur est dédiée, leurs petites phrases fétiches s’entrechoquent, créant des sons de plus en plus stridents. La politique entre en collision, le ton s’élève, le chaos guette les citoyens. Abasourdi, Cee-Roo s’agite tel un acteur de théâtre pour faire interrompre ce vacarme. Une seule solution s’offre à lui: débrancher le flux incessant de l’actualité et revenir à l’essentiel, l’humain.
Après l’absurdité de ce monde qui déraille, l’écran se remplit de sourires et de regards bienveillants. On sort du spectacle avec un mélange d’émotions contradictoires: de la colère à l’espoir, de la résignation à l’envie de mieux faire. Sur le chemin du retour, on prête plus d’attention aux bruits du quotidien, à ces petits détails qui paraissent dérisoires. Si la poésie peut se trouver n’importe où, Cee-Roo a le mérite de la faire surgir sur toute la planète.