Installés sur des vélos électriques de Balsthal à Saignelégier, on imaginait ce périple comme une promenade de santé. Après plus de 130 kilomètres sur deux jours et une nuit à Saint-Ursanne, les cuisses ont chauffé, mais le plaisir reste intact.
« Je ne connais pas de façon plus précise de mesurer une distance que de la parcourir à la sueur de son front. » Cette phrase tirée du livre Confidences cubaines, de Claude Marthaler, connu pour ses nombreux voyages à vélo à travers le globe, résonne en moi alors que notre train franchit le Röstigraben à la frontière de Bienne. À défaut de 4'000 kilomètres sur l’île révolutionnaire, notre voyage nous emmène à Balsthal, un village de 6'000 habitants niché au cœur du parc naturel Thal, dans le canton de Soleure. Balsthal, tout un symbole: de 1933 à 2013, le constructeur Mondia, fleuron des cycles helvétiques, y avait son siège. Durant son âge d’or, au milieu des années 1980, 22'000 vélos étaient produits chaque année. Balsthal, point de départ de nombreux cols dans la chaîne du Jura et de l’étape n°3 de la Route Verte reliant Schaffhouse à Genève en sept jours.
Un parcours exigeant
À travers les six parcs naturels de l’Arc jurassien, ce parcours exigeant emprunte principalement des routes secondaires. Ruedi Jaisli, l’un des vingt-cinq chauffeurs de la société Eurotrek en Suisse, nous accueille à la gare. Avec son accent suisse allemand, il nous détaille le programme. « J’ai créé le tracé de la Route Verte en utilisant différents itinéraires balisés de La Suisse à vélo. En plus des réservations dans les hôtels et de la location de vélos, on offre un service sur mesure pour le transfert des bagages et une assistance en cas de mauvaises conditions météorologiques ou de problèmes techniques. »
L’aventure peut commencer une fois les vélos électriques récupérés et le casque attaché. Après quelques coups de pédale, on fait un premier détour pour s’arrêter un instant sur le chemin du bois (Holzweg Thal). De nombreuses œuvres d’art sont présentées le long d’une randonnée menant à un château dont les ruines sont encore visibles. L’odeur du fumier chatouille les narines alors qu’on se dirige vers la première difficulté du jour: le col du Passwang.
La respiration s’accélère
Les cinq cents mètres de dénivelé annoncent d’emblée la couleur. Car gravir un col sur un vélo électrique n’est pas une partie de plaisir. La batterie installée sous la selle ne fait pas l’effort à notre place mais elle a seulement un rôle d’assistance. Les premières gouttes de transpiration ruissellent sur le visage, les cuisses chauffent, la respiration s’accélère. Si un tunnel annonce l’arrivée au sommet du col, les plus courageux ne vont pas se lancer directement dans la descente vers Beinwil Neuhüsli, mais bifurquer vers le Vogelbergfluh.
Deux cents mètres plus haut, le point de vue dévoile les Alpes d’un côté, la ville de Bâle de l’autre. On reprend son souffle avant d’enfiler un coupe-vent. Place aux sensations fortes avec un pic de vitesse de 59 km/h au compteur. Aux alentours, les premiers cerisiers fleurissent alors que les pissenlits répandent leur couleur jaune dans les champs. Au pays des horloges, le temps s’arrête devant un tel paysage. Seuls les gargouillements de l’estomac signalent qu’il est temps de faire une pause.
Découverte de la plus jeune capitale suisse
Dans la vallée du Schwarzbubenland, notre gourde est vide et aucune fontaine d’eau potable ne se trouve sur le chemin. On opte pour la solution la plus naturelle: on toque à la porte d’une maison en affichant un grand sourire. Puis direction Delémont encouragés par un « Hop Suisse ! » Traverser le centre historique de Delémont, la plus jeune capitale de Suisse, est un plaisir. Ses nombreuses bâtisses colorées et des fontaines datant du 16e siècle comme celle de la Vierge ou celle du guerrier romain lui donnent une certaine classe. Mais le temps presse: cap sur le village de Develier pour affronter le second col de la journée, celui des Rangiers.
Pour gravir un col, deux techniques sont possibles: se mettre « en danseuse », c’est-à-dire debout sur le vélo, ou les fesses vissées sur la selle et la tête proche du guidon. Question de préférence et de style. Alors que la fatigue s’accumule, la batterie du vélo fond comme neige au soleil. Tomber en panne dans ces conditions serait plus que problématique, d’autant que nous ne disposons pas d’une seconde batterie comme c’est habituellement le cas.
Une fois au sommet c’est le dilemme: tenter le col de la Croix en passant par le berceau de la célèbre damassine, cette eau-de-vie provenant d’Ajoie, au risque de ne plus avoir de force, ou redescendre directement en direction de Saint-Ursanne pour se reposer avant l’étape du lendemain. La raison l’emporte rapidement et nous amène directement dans ce petit village surnommé « la Perle du Jura ».
Visite de « la Perle du Jura »
De nombreux travaux sont en cours dans ce village de 1'300 habitants. Ce qui n’empêche pas cette cité médiévale de conserver un patrimoine historique remarquable dont le pont Saint-Jean Népomucène. Nous logeons dans l’une des neuf chambres de l’auberge de la Couronne. L’hospitalité jurassienne, bienveillante, n’hésite pas à mettre en avant des offres touristiques proches de la nature comme une chasse au trésor en canoë ou du tir à l’arc. À table, il est conseillé de goûter la truite au bleu ou meunière qui est la spécialité du coin.
Après une bonne nuit de repos, l’étape suivante s’annonce plus simple. Au lieu de terminer au Mont-Soleil comme prévu avec l’étape n°4 de la Route Verte, nous laisserons les vélos à la gare de Saignelégier. Nous quittons Saint-Ursanne l’esprit léger, prêts à gravir le seul col de la journée. Après avoir aperçu un écureuil et des chevreuils, nous franchissons le col de la Croix, celui qui était au programme la veille, et nous commençons la descente avec une certaine insouciance.
Mais quelque chose cloche. Aucune indication pour Saignelégier… En bas, nous consultons la carte sur l’application « Parcs suisses ». Et là, surprise: nous sommes partis dans la mauvaise direction. Il va falloir refaire le col dans l’autre sens pour repartir à zéro une fois à Saint-Ursanne. Pas de quoi nous décourager: nous revenons sur nos pas en profitant du paysage sous un angle différent.
Parcourir les richesses du territoire
La traversée de la vallée du Doubs est l’occasion d’admirer l’architecture de fermes centenaires et de découvrir de nombreux murs de pierres sèches, une signature typiquement jurassienne. Bordant les pâturages, ils servaient à l’époque à délimiter les parcelles et à réduire le déboisement et contribuaient à l’épierrement des sols.
On traverse des hameaux aux noms surprenants: Les Enfers contraste avec la sérénité du lieu tandis que quelques mètres plus loin La Bosse se situe dans un creux. On termine ce périple en allant se restaurer à l’étang de la Gruère, une tourbière aux allures de paysages scandinaves, avant d’aller rendre visite à un éleveur de chevaux Franches-Montagnes. Gambadant au cœur de pâturages boisés, le cheval Franches-Montagnes est l'unique race chevaline d'origine suisse qui subsiste. Des visites d’élevages sont proposées tout au long de l’année: dans les écuries en hiver, dans les pâturages du printemps à l’automne. À côté de l’étang de la Gruère, la ferme d’Ernest Sprunger compte actuellement douze chevaux, un domaine de 58 hectares et une nouvelle écurie depuis deux ans.
« Même si notre revenu principal provient des vaches et du lait, nous avons une passion pour ces chevaux. Le Franches-Montagnes est polyvalent, il convient autant à l’attelage qu’à l’équitation », explique Ernest lors de visites d’environ une heure. Avec sa femme Priska et ses deux enfants impliqués dans les travaux de la ferme, cette passion se transmet de génération en génération. Si nos fesses et nos cuisses se rappellent de l’effort fourni à la fin de notre périple, les souvenirs collectés au fil des kilomètres sont impérissables.
SÉBASTIEN ROUX
Légende photo de couverture : À travers six parcs naturels régionaux suisses, la Route Verte relie Schaffhouse, au nord de Zurich, à Genève. © Sébastien Roux